FORME et MATIERE.
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Il se peut.(1979).
Il se peut qu’au sortir de la dure matière
Ni le port ni l’altier n’assurent de la vie.
Il se peut qu’ennoblir la forme élémentaire
Ne soit pour rien tenu en gage de l’esprit
Il se peut que l’effort retourne sur son aire
Et que l’envol ne soit qu’éphémère tenue
Il se peut qu’au sortir du malheur de la terre
Forme d’homme ne soit notre image attendue.
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Au moment de mettre au clair quelques uns de mes textes poétiques,je retrouve ce poème directement inspiré de la sculpture de Paul le Goff située dans le parc des Promenades près du Palais de justice de StBrieuc.En ancien briochin,elle me semble si familière que je finirais,comme beaucoup de mes compatriotes,par croire à un élément du paysage,une donnée de la nature.Il n’en est rien.
Elle me fascine parfois et me tourmente encore comme au plus beau temps de mon adolescence quand je me perdais en conjectures sur mon avenir d’artiste.

Je me renseigne :
« Menuisier chez son père,le statuaire Elie le Goff,Paul le Goff prépare le concours d’entrée aux Beaux-Arts de Paris,où il obtient la quatrième place…Grand prix Roux en 1912,concours de l’Institut avec la »synthèse de l’hiver »…participe au Grand prix de Rome en 1913.Présenté au concours Chenanard,consécration de fin d’études la »Forme se dégageant de la matière »obtient la deuxième médaille au salon.La sculpture est achetée pour le jardin du Luxembourg à Paris,puis donnée par l’Etat à la ville de StBrieuc.Dans cette oeuvre,Paul le Goff s’inspire des thèmes et des attitudes développées par Rodin,ainsi des esclaves de Michel-Ange conservés au Louvre ».
Ref:Wikipédia,patrimoine

Si j’avance que le travail de Paul le Goff tient davantage de « l’esclave rebelle »que de Rodin,est-ce par l’attitude,le thème ou bien plutôt en raison de l’humanité qui en émane et partant de l’émotion qu’elle fait naître chez l’observateur?.L’étudiant parisien que fut Paul le Goff dut dessiner bien des fois les unes et les autres.
Retour à Wikipédia:
« Si le non finito,en tant que technique artistique,apparaît pour la première fois chez Donatello,désireux de mettre en évidence l’intensité spirituelle et dramatique des scènes représentées,Michel-Ange est incontestablement le promoteur d’une esthétique de l’inachevé..Vassari invoque lui-même l’ébauche concentrant,plus sûrement que l’oeuvre achevée,quelque chose de la fureur créatrice…il restait fasciné de l’effet obtenu dans les statues incomplètes,têtes et membres à peine dégrossis,laissant le reste sommeiller dans le marbre ».
Ainsi,bien avant la révolution rodinienne,une esthétique de l’inachevé se dégage de l’oeuvre du génial Michel-Ange que Rodin étudiera du reste lors de son séjour en Italie.Au moment où Paul le Goff commence à s’exprimer valablement en sculpture,Auguste Rodin a déjà produit l’essentiel de son oeuvre gigantesque et ses principes,recommandations et autres observations esthétiques apparaissent incontournables pour la jeune garde.
« On reconnaît souvent ses oeuvres à une forme inachevée qui reste partiellement prise dans un bloc plus rustique et partiellement dégrossi.Le résultat toujours frappant est un équilibre entre un modèle englué dans la masse brute et un élan donné à l’oeuvre qui semble ainsi prête à s’en échapper. »
Ref:Wikipédia.
Difficile de trouver mots plus appropriés pour parler de « La forme se dégageant de la matière » que ceux employés ici à propos de Rodin.
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Cet homme sans visage,sous quelqu’angle qu’on le regarde,dans un effort titanesque de libération,est la représentation allégorique d’un temps dans l’histoire de l’humanité pour s’extraire,se désengluer de sa condition d’opprimé.Le symbole touche à des plans et niveaux d’interprétation différents.L’Etat en l’achetant pour le Jardin du Luxembourg ne se trompait pas sur sa valeur.Sa restitution à StBrieuc relève d’une autre histoire.
Etudiant la philosophie,quelques années en arrière et la tête farcie de la littérature de Nietzsche,j’y voyais une image du Surhomme dans « ainsi parlait Zaratoustra ».Ce n’était pas si mal au fond même si je doute que Paul le Goff y ait jamais pensé.L’homme n’est pas un athlète,encore moins un bodybuilder,même doté d’une musculature impressionnante,à la gréco-latine.Ce n’est pas non plus une sommité intellectuelle ou morale,mais une présence puissante,une force dotée d’une volonté à toute épreuve,celui d’après la « mort de Dieu »,qui se libérant et se dépassant sans cesse,trouve dans son effort même le sens de son existence et se réalise pleinement en toute lucidité.
A la façon de « l’esclave rebelle » de Michel-Ange,l’être humain ici représenté,tente dans un effort pathétique et désespéré de s’extraire de son bloc minéral.J’y verrais,plutôt que la naissance d’un Homme nouveau, l’expression étant sujette à caution,l’image d’une métamorphose de la condition humaine.

La métaphore est parlante en ce début de vingtième siècle marqué par l’émergence de l’idée marxiste et socialiste,telle une injonction à s’affranchir, à se libérer de l’exploitation dont l’individu est l’objet.Les bardes bretons éclairés sont progressistes et beaucoup se déclarent de gauche.La Bretagne,grâce à l’instruction publique,aux progrès des techniques commence à se libérer de ses aliénations religieuses et de son archaïsme.L’époque est tendue,pleine de fureur contenue,d’esprit de revanche patriotique.Il suffira bientôt du prétexte de l’attentat de Sarajevo pour voir les Etats d’Europe se jeter les uns contre les autres avec une violence irrépressible.Calme avant la tempête.Les temps sont à la mobilisation des forces pour progresser dans tous les domaines,pour résister et vaincre l’adversité.Le témoin sensible,à chaque coup de burin dans le marbre, prend en charge et exprime l’esprit de son temps,même inconsciemment.Son œuvre est un acte de foi en l’Homme,plus exactement en l’idée que les idéalistes se font à cette époque d’un progrès sans limites de son intelligence,de son inventivité et de sa morale.Ses préoccupations d’artisan et son dessein d’artiste étaient sans doute plus modestes.La conscience et le temps font aussi leur oeuvre.

La statue vers 1930
L’Europe,toujours en gestation douloureuse,requiert encore nouveaux efforts et vigilance.L’humanité de ce début de vingt et unième siècle,malgré quelques soubresauts prometteurs du tiers monde,quelques progrès de justice sociale tarde à relever la tête.Injustices et souffrances d’un autre âge sont le lot quotidien de la moitié de l’humanité.En ce sens aussi le message de cette sculpture inspirée garde une actualité.
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Paul le Goff,sculpteur, connaîtra une gloire posthume et sera reconnu par ses pairs,ainsi qu’en témoigne cette autre stèle de Jean-Charles le Bozec dans le parc des Promenades,elle aussi.Une veuve en sabots portant capuche et la coiffe de Plérin semble écrire le nom de l’artiste défunt..



– Le singulier destin des trois frères Le Goff.
– Journal du 74ème RTI,du 2.8.14 au 30.2.1915.
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A peine le temps de finir son oeuvre,de la présenter au concours de fin d’année des Beaux-Arts,dit Chenavart,d’obtenir le deuxième prix national et voilà notre sculpteur mobilisé.Le sous-lieutenant de réserve Paul le Goff ,3I ans et son frère Elie,adjudant, de deux ans son aîné rejoignent le 74ème RTI(infanterie territoriale) en formation à StBrieuc,le 3 août 1914.Dans la nuit des 6 et 7 août c’est le départ,tel que relaté ici dans le « journal de marche du 74ème RIT ».